Article originellement paru, dans une version light, dans le magazine GQ France (mars 2014) : http://www.gqmagazine.fr

 

Oh My Dude !
(l’art de ne rien faire – mais de le faire super bien)

Par Cyril De Graeve*

Un bon cocktail, un pétard, une petite partie de bowling… Il en faut peu pour rendre heureux le Dude, ce personnage du film culte The Big Lebowski, interprété par Jeff Bridges. Et si face à l’accélération du monde, on essayait nous aussi de ralentir nos vies et de se focaliser sur l’essentiel ? Hipsters, dandys, bobos et autres tribus sinistres et nihilistes, passez votre chemin. En France, ils sont de plus en plus nombreux à se convertir à cette philosophie du cool. Alors on enfile sa robe de chambre et on lit ce qui suit. Peinard, sans se presser (le citron).

Jacques : « On n'est pas bien ? ». François : « Si ». Jacques : « Paisible, à la fraîche ? Décontracté du gland ? Et on bandera quand on aura envie de bander ! ». Un mauvais remake des « Valseuses » (Depardieu/Dewaere) par les Guignols de l’Info ? Non, juste une image pour vous mettre illico dans le contexte. Et si après Jacques Chirac, son modèle de gauloiserie, François Hollande était totalement et sans le vouloir, lui, en phase avec son époque en nous montrant la voie du « dudisme » ? Interrogé par Les Inrocks en décembre dernier, l’historien et sociologue Emmanuel Todd expliquait sa fascination pour François Hollande : « C’est un type normalement intelligent qui n’a pas envie d’être grand. Il n’essaie rien, il n’accuse personne, il ne fait juste rien. Il a l’air bien, il est content. » Dans la Revue Charles, c’est l’ancien chauffeur du président de la République, Rachid Kasri, qui confie ne l’avoir jamais vu s’énerver en dix ans. Même cloué par une panne mécanique, Hollande est du genre à sympathiser avec le garagiste plutôt que d’assommer son staff d’insultes. Et si, au final, l’actuel locataire de l’Élysée n’était pas tant le représentant d’un socialisme impuissant que l’illustration d’un mouvement sous-terrain, caractérisé par son moteur fonctionnant à l’inertie, le dudisme ? Dans la mémoire contemporaine, le Dude est le personnage incarné par Jeff Bridges dans The Big Lebowski (1998) des frères Coen. Rien de moins que « le film culte le plus culte des années 1990 », comme l’affirmait le New York Times en 2009.

 

Inside the Dude
Il ne se passe strictement rien dans la vie de Jeffrey Lebowski, a.k.a. « The Dude » (idiotement traduit en français par « le Duc »). Entre deux parties de bowling avec ses potes Walter Sobchak (John Goodman) et Donny (Steve Buscemi), ce glandeur sans emploi roupille ou s’enfile des white russians (un cocktail à base de vodka, liqueur de café et crème ou lait). Jusqu’à ce que deux malfrats débarquent un soir chez lui et le passent à tabac, l’un d’eux lui faisant du reste l’affront suprême d’uriner sur son tapis. Sauf qu’il y a « erreur sur la personne » (c’est le titre du film au Québec). Le Lebowski recherché est en fait un millionnaire paraplégique résidant à Pasadena. Une injustice impardonnable pour Walter qui convainc le Dude de se rendre chez son homonyme pour obtenir réparation. Comprendre : récupérer un tapis. À défaut, le propriétaire des lieux lui confiera la délicate mission d’apporter la rançon demandée par les ravisseurs de sa jeune épouse, Bunny. Point de départ d’une série d’embrouilles plus rocambolesques les unes que les autres… The Big Lebowski reçoit à sa sortie en 1998 un accueil favorable (730 000 entrées en France). Aujourd’hui, le film fait partie des classiques de la comédie américaine contemporaine. Et Lorsqu’Arte, dans un récent hommage rendu aux réalisateurs à l’occasion de la sortie de leur dernier film (Inside Llewyn Davis), a rediffusé cette comédie noire, on a pu voir frétiller les réseaux sociaux comme si la France connectée était invitée à faire une pause dans le temps et à redécouvrir ce prince du cool, cet esthète de la procrastination, ce loser intemporel. Un imperturbable hédoniste looké, lorsqu’il fait tomber sa robe de chambre, en surfeur californien – short, Ray-Ban, chemise hawaïenne et tongs ou méduses aux pieds – ou en gros nounours post-hippie – épais gilet en laine, hygiène approximative, poils en bataille. Ce libertaire carbure au pétard et au white russian. Quant à son climax quotidien, il se résume à enchaîner des parties de bowling avec ses deux potes - et accessoirement, via Walter, à chasser les nazis (les nihilistes).

 

Creedence, quilles et open-bar
Aux États-Unis, les fans du film des frères Coen organisent tous les ans depuis 2002 le « Lebowski Fest ». Forcément plus détendus que les Trekkies, les « Achievers », comme on les appelle, se regroupent par milliers (la fan page Facebook en comptabilise 106 000) tantôt à New York, Las Vegas, Louisville, Austin ou Los Angeles – ainsi qu’à Londres pour sa déclinaison européenne où le jovial événement a inspiré la création du festival « The Dude abides ». En 2014, la fiesta a eu lieu à Tampa (Floride) les 31 janvier et 1er février. Pendant ce week-end, les participants ont rendu un nouvel hommage vibrant à leur glandeur préféré. Au programme : screening du film, concerts et concours de sapes dudesques. Le lendemain, tournoi de bowling géant avec du Creedence en fond sonore et des fontaines de white russian en open-bar. La quasi intégralité des acteurs au casting s’y est déjà rendue, dont Jeff Bridges, tellement ravi par l’accueil qu’il a spontanément entonné, dans une procession tout à fait orgasmique, The Man in Me de Bob Dylan (2005, Los Angeles). Autre sommité dudesque qui y traîne régulièrement ses guêtres : Jeff Dowd, soit le personnage réel qui a inspiré les frères Coen pour le rôle de Jeffrey Lebowski. « C’est une force de la nature. Il est plein d’énergie, capable de parler pendant des heures d’activisme – il était membre du Seattle Liberation Front, mouvement radical contre la guerre du Vietnam, et l’un des sept cadors du Seattle Seven inculpé de complot visant à inciter à une émeute à la suite d'une violente manifestation au palais de justice (d’où l’existence du personnage de Walter Sobchak, vétéran du Vietnam et attachante antithèse du Dude, incarné par John Goodman, ndlr). Il avoue lui-même être plus ambitieux que le personnage du film, mais il existe tout de même des similitudes frappantes : son lifestyle, sa coolitude, sa bonté, sa loyauté indéfectible envers ses amis, ce qui lui donne une aura tout à fait particulière et immédiatement bienfaitrice», nous explique Oliver Benjamin.

The Dudely Lama
Le monsieur qui nous parle, c’est le quasi-autoproclamé « Dudely Lama ». Journaliste globetrotter - une espèce d’Hunter S. Thompson sans le cynisme et la déglingue -, cet ex-étudiant en philosophie et en religions a une révélation en 2005 en visionnant le film des frères Coen. « Je me suis rendu compte que The Big Lebowski épousait la plupart des attitudes et des idées que j'avais apprécié dans les religions et les traditions spirituelles d’antan, mais sans tous les dogmes, les diktats menaçants, cloisonnants et les rituels débiles ». C’est la même année qu’il crée le « dudéisme ». Une énième religion pop et sectoïde ? Une pseudo-philosophie prêt-à-porter ? « Pas du tout, c’est parce que je n’ai vu que ça autour de moi et que, ayant étudié le film et sa puissance d’impact, j’ai décidé de porter le flambeau du dudéisme ». Un « art de vivre et de se la couler douce » basé sur la forme originelle de certaines religions et philosophies traditionnelles – le taoïsme, l’épicurisme, le stoïcisme – et d’autres mouvements de pensée datant de la période axiale. Selon Benjamin : « la question "est-ce que vous croyez en Dieu ?" est d’une absurdité totale ! C’est la raison pour laquelle le dudéisme est une religion non-théiste, ce qui ne signifie pas que nous sommes athées mais ce genre de questions ne nous concerne absolument pas puisque c’est invérifiable ».

Un humanisme en robe de chambre
Et c’est ainsi qu’au fil des ans, Oliver Benjamin a réussit l’exploit de bâtir une armée de 200 000 prêtres dudéistes dans le monde. Aujourd’hui installé en Thaïlande, parce qu’« à Los Angeles les gens sont physiquement et psychiquement trop séparés et qu’on y sent un trop plein d’égo, d’agressivité et de confort superficiel », il ne se considère pas du tout comme un leader, encore moins comme un gourou : « l’appellation "Dudely Lama" est une blague, un gentil clin d’œil au Dalaï Lama, autre éminent dude, à sa façon. Je me sens davantage dans la peau d’un éditeur de magazines qui tente d'identifier un public et de façonner le contenu pour s'y adapter ». Ce que confirme à sa manière son bras droit de la Côte Est des Etats-Unis (Waterville, Maine), Gary Silvia : « Olly, c’est LE dude, ça coule de source ! The Dude Abides… ». La phrase, qui conclut le film des Coen, sonne comme la réponse adéquate à toutes les questions métaphysiques et existentielles que le Dude a décidé de ne plus se poser. Traduction ? « Le dude tient bon, il ne change pas » ou, plus littéralement, « le dude demeure ». Revenu de sa peu convaincante expérience bouddhiste, Gary a rejoint le mouvement en 2008 et se trouve dorénavant parfaitement en accord avec lui-même, capable de faire face aux injonctions agressives ou futiles du réel « mais dans une confortable robe de chambre plutôt que dans le kesa du moine tibétain et toute sa panoplie ascétique à la con ».

 

Une esthétique du détachement
Aujourd’hui, les expressions s’imposant de manière virale pour signifier un air du temps volatile, le vocable de « dude » est en train de remplacer le terme de « buddy » pour désigner cette camaraderie complice qui regarde l’époque avec un petit pas de côté (et un bâillement à vous décocher les mâchoires). Face à l’urgence artificielle de nos sociétés et aux injonctions esthétiques et vestimentaires toujours plus pressantes, le Dude et sa barbe aux airs de nid à acariens figurent une sorte de contre-exemple inspirant, presque un antidote pop culturel. Mais là où les États-Unis sombrent dans une vénération très new age du personnage, la France l’aborde avec un détachement de circonstance. Jacques Chirac, avec sa passion pour la tête de veau et la Corona, n’était-il pas une sorte de Dude avant l’heure ? Pour mesurer l’influence du Big Lebowski sur les psychés hexagonales, on ne bénéficie pas de sondage, mais certains indices en disent long. « La généralisation bobo-hipsters est réductrice et néfaste ; elle est globalisante et fictive. Le concept marketing identitaire est basé sur la consommation, l'attitude, le pouvoir d'achat et non sur la personnalité, la croyance religieuse, les actes, le don de soi et la spiritualité. Revenons à un mouvement individuel pour une prise de conscience de soi et retrouver un sens à sa vie. Voilà ce que propose le dudisme ! Une espèce de « one to one » social valorisant basé sur le respect et les valeurs positives. On imagine déjà le casse-tête que cela va représenter pour les agences de com ». Autrefois artiste sans œuvres, porte-parole du Syndicat du Hype, dont l’objectif consistait à gatecrasher les soirées parisiennes pour se gaver goulument en Open Bar et foutre le dawa chez les dandys, les bobos et les hipsters, et poète-sonore (2000 What The Fuck – Nukod), Thierry Théolier a décidé de rendre les armes. « Aujourd’hui, mon expérience de la civilisation moderne se base à Paris, c’est mon western urbain.  C’est en débarquant ici que j’ai développé et exprimer mes passions pour l’écriture, les new médias, la poésie, la musique, le cinéma trash et le jeu vidéo. Il a fallu que je choisisse deux voies pour me faire connaître : d'abord celle du passeur avec "Approved by alibi-art", et c'était postmoderne, et ensuite celle du "casseur2hype" qui consiste à critiquer violemment et devenir son propre pilier de références, quitte à être pauvre et être étiqueté "Crevard". C’est lorsque j’ai fait la couverture de Technikart en 2003 avec le réseau Syndicat du hype (« Crevards in France »), que tout cela a fait BANG! Parce que moi, le nobody qui "approuvait", je venais d’être approuvé par le média branché par excellence. Je me suis fait sciemment récupéré pour ne pas sombrer dans la radicalité critique nihiliste et crever alccolique. La couv', je ne la regrette pas du tout, c’était un pur rêve de kid. Je ne me voyais pas dans la peau d’un "Dandy 2000" (autre couverture de Technikart) du style Beigbeider ou Wizzman, j'étais viscéralement punk, cyberpunk avec le SDH mais dans le social, le réel, j'étais juste un crevard. Le crevard est souvent plein de ressentiment, j'ai aujourd’hui choisi la voie du dude, mais il ne faut pas me faire chier, je peux me mettre en mode Walter, surtout avec la hype bobo et ses suckers ».

Openspace et Bullshit jobs
Thierry Théolier, qui a décidé de fermer sa grande gueule de « spamouraï » du Net et d’entrer concrètement dans le dudisme ajoute : « C'est la seule alternative salutaire pour ne pas succomber à l’aliénation que représente ce vieux Paris empli de suckers et de wannabe intellos déprimants, totalement à côté de la plaque ». Longtemps versé dans une mise en scène néo-punk de l’esthétique relationnelle, Thierry Théolier vient surtout de rédiger un étonnant et très emballant « Dude Manifesto »**. Soit 10 commandements pour « tuer le sucker en soi ». Son concept à lui : le « dude warrior ». Extraits : « Tu n’es pas comme tout le monde. Change ta vie et décide d’être un Dude (…). « Ne travaille pas dans un bullshit job surtout s’il est en openspace (…) ». « Fais des pauses, rappelle-toi de la devise du Dude : "Go slow ! " ». Belle invitation à lever activement le pied et à entamer une relation ascétique à nos propres aspirations. Avec sa barbe, ses grosses lunettes et sa casquette siglée Paris, l’homme a tout du Dude made in France. « Prends un bon bike, roule droit devant, sens le vent dans ta barbe, fais des ballades avec ta belle, du sport (gratuit) comme le frisbee ou le jokari. Pêche le long des canaux de la ville. N’achète rien de neuf, l’obsolescence est programmée », écrit ce néo-esthète du détachement. Aujourd’hui, nous explique-t-il, je freine, je prends su recul, je procrastine, je ralentis. Ce qui ne m’empêche pas de rester un warrior, à ma manière. Le Dude, selon moi, est un cowboy cabossé, un shérif qui ne porte pas d’étoile mais qu’il faut respecter. »

La culture du ralenti
Cette figure, on la retrouve un peu partout, et parfois même très involontairement loin de toute passion mimétique. « Mon oncle était un type speedé qui ne pensait qu’à une chose : réussir, explique MichaeL, scénariste. Quand je l’ai recroisé, aux dernières vacances de Noël, j’étais assez étonné de tomber sur une sorte de Dude apaisé. Il bosse toujours dans l’industrie touristique, mais plutôt que de courir derrière des urgences qui n’en sont pas, il passe une partie de ses journées à boire des white russians au bar de l’hôtel, et à distiller ses instructions en se marrant. Le plus drôle, c’est qu’il ne connaît même pas le film des frères Coen. A Paris, marqué quant à lui ouvertement par The Big Lebowski, Ranx Erox, n’a besoin de rien, ni de personne pour vivre son dudisme à lui. « je n’ai pas de problème à rester cool et moi-même en toutes circonstances. C’est cette façon d’être et de ne pas en dévier qui fait le Dude en moi. J’ai quelque chose de l’âne qui ne veut pas rentrer dans son étable, et quand je ne veux pas,  je ne veux pas ! Tout ce qui pourrait m’énerver, me pourrir la vie et me mettre en colère n’a aucun intérêt pour moi. » Autodidacte, Ranx Erox est réalisateur vidéo pour la Sécu – ça ne s’invente pas ! Occasionnellement, il est aussi traducteur : on l’a repéré en 2013, avachi sur les estrades des salles obscures de L’Etrange Festival, en interprète des guests anglo-saxons et sous-titreur des films en compétition (il donne aussi de sa personne pour le festival SF Les Utopiales). Des jobs dudesques qui lui laissent la possibilité de s’adonner à ses passe-temps favoris. La musique, mais surtout la sieste. Selon Sara Mednick, spécialiste du sommeil de l’Université de Californie et auteur du livre Take a Nap ! Change your life, « pour éviter d’exploser en plein vol, de plus en plus de personnes actives se calent dans la journée, au boulot comme à domicile, des moments de relâches totales en s’imposant des micro-siestes de 20 minutes. Elles en tirent de vrais bénéfices physiques, mentaux et intellectuels, sans que cela ne perturbe leur nuit de sommeil ». Ranx Erox vit à Paris, dans le XXe arrondissement, dans son « antre », comme il dit, hérité de son grand-père disparu. Un deux pièces de 60 m2, au 6e étage : Je vois tout Paris depuis mon balcon ». Dans son grand salon, on découvre des plantes vertes, une monstrueuses collection de vinyles des années 70-80 et des livres en pagaille empilés dans tous les recoins de la pièves. « Je sui überchaotiquement organisé, dit-il. Si quelqu’un déplace ne serait-ce qu’un objet dans mon bordel, ce qui constitue un outrage pour un Dude, je suis paumé ! ».

Il a pissé sur mon laptop
Eric Abrahamson, professeur de management américain et auteur du best-seller (aux Etats-Unis) Un peu de désordre = beaucoup de profit(s) (Flammarion) est catégorique : « Les recherches à ce propos nous indiquent clairement que les personnes désordonnées ont tendances à moins suivre les règles et à être plus ouvertes à de nouvelles expériences. Les études nous révèlent aussi de manière assez surprenante que les gens ayant un bureau ordonné passent plus de temps à chercher des documents que les personnes bordéliques, parce que ces dernières ont tout à disposition, près d’eux, notamment les choses urgentes à régler ». Steve Jobs et Albert Einstein fonctionnaient de cette manière : « Si un bureau en désordre dénote un esprit brouillon, que dire d’un bureau vide ? », relevait le père de la relativité générale. Ranx Erox, branleur assumé qui pourrait volontiers s’apparenter au personnage de Louis CK dans la série-TV dudesque Louie, n’est pas un un geek mais un écologiste du cerveau : « de l’info mais pas trop, des idées mais pas trop non plus !». Contrairement au philosophe Paul Virilio, qui, mal entendu, avait entreprit de dénoncer, voici une quinzaine années, le règne ambigu et désintégrateur de la « vitesse ». « Ce culte de l'immédiateté provoque un profond malaise dans la civilisation », nous alarmait-il. Aujourd’hui, le penseur dudesque déambule sur le vieux port de La Rochelle où il habite, reclus et déconnecté du réseau mondial. Face au grand large, il tente de saisir cette nouvelle contemporanéité qui nous échappe, à l’image du grand collisionneur du CERN de Genève qui poursuit sa ronde à la recherche de « la particule de Dieu » (Le Grand accélérateur - Gallilée).  

Le chaos organisé
A sa manière, le Dude, ce type qu’on pourrait malencontreusement qualifier de sympathique néo-hippie se situe à l’avant-garde des nouveaux comportements organisationnels. Dans son essai La Procratination (Autrement), le philosophe américain John Perry en construit lui une version structurée où l’individu jonglerait entre les tâches principales et les tâches annexes, optimisant l’ensemble de ses activités tout en fuyant habillement les dossiers qui le poursuivent. « J’ai un ami graphiste qui, à 40 ans, vient tout juste de réussir à faire ses cartes de visite en vue de se lancer dans une hypothétique activité, explique David, qui travaille dans le milieu de l’édition. Il est tout le temps en chemise ouverte, pieds nus, alors que ses potes sont des businessmen très standard. Ses urgences ? La configuration de sa Xbox, acheter des légumes au marché ou organiser des apéros. Tous ses potes admirent son flegme antisystème qui fait réfléchir si on le compare à nos modes de consommations habituels. » Le dudisme apparaît alors comme une belle alternative pour supporter et  zapper le ridicule et le nihilisme ambiant. Cette science de l’évitement a été poussée à l’extrême par l’écrivain Romain Monnery, sorte de figure de proue de ceux que l’on pourrait appeler les « glandahoolics ». « J’étais un enfant de la génération précaire et, très vite, j’ai compris que viser un emploi dès la sortie de ma scolarité revenait à sauter d’un avion sans parachute », écrivait-il en 2010 dans son roman Libre, seul et assoupi (Au diable Vauvert). Résultat, cette fable asociale et autofictionnelle sur le désengagement volontaire, qui avait tout du manifeste, sera adapté sur grand écran en mai 2014, avec Baptiste Lecaplain et Charlotte Le Bon dans les rôles principaux. Où comment faire de son canapé huilé à la lose le meilleur des tremplins pour le succès… Dans un registre presque connexe, on signalera l’acteur Vincent Macaigne, dont la dégaine approximative et les interviews mollassonnes constituent un anti-style remarquable. Avec le temps, la notion de dudisme connaît donc des variantes, mais les fondamentaux restent inchangés. Le Dude est cool, relax, gentil mais pas dupe, solaire, au ralenti. Il n’est pas dans la guerre, ni dans la séduction. Il est détaché, réflexif… Ca ne vous rappelle pas quelqu’un ? Décidément, François Hollande, si l’on met de côté ses airs de chien battu et ses incessants râteaux avec les français (mais pas toutes les actrices françaises), émet malgré lui d’évidents signes dudesques. En tout cas à l’opposé de son épuisant prédécesseur et à contre courant de ce que dégage la médiasphère désormais totalement BFMTVisée et it-girlisée (« Nabila, une version du dudisme au féminin ? », se demandait très sérieusement un journaliste lambda de Canal + qui, pour sa défense, a quand même parfois le chic de retourner à juste titre les clichés).

La chute de l’Homo Globalis
Le Dude accepte surtout de ne pas être grand-chose, là où le monde d’aujourd’hui ressemble à une vaste guerre civile des egos. C’est peut-être là, dans cette humilité outrageusement mise en scène par les frères Coen, que se niche l’intérêt suscité par cet anti-modèle. C’est en tous cas la thèse du philosophe, psychanalyste et professeur de psychologie à Tel-Aviv, Carlo Strenger, auteur de La Peur de l’insignifiance nous rend fous (éd. Belfond) : « Alors que le champ de nos possibles n’a jamais été aussi vaste et que nous n’avons jamais été aussi connectés les uns aux autres, j’observe que le nombre de mes patients déprimés, profondément anxieux voire même totalement au bord du gouffre a significativement augmenté ces derniers mois. » Toujours plus de stress, de dépressions, d’addictions folles et sournoises qui nous font d’abord accepter les conditions de vie modernes avant de ne plus les supporter du tout… jusqu’au burnout. Selon Strenger, « nous avons oublié d’exister par et pour nous-mêmes. Autrefois, dans l’histoire, nous avions affaire à des cadres et des références claires qui constituaient un groupe cohérent et au sein duquel chacun trouvait son rôle. Tout cela a explosé avec l’Homo Globalis, car à travers ce lien et cette accessibilité permanente et instantanée à tout, sans contrôle et sans hiérarchie, la pertinence des cultures et des théories ancestrales, désormais dilapidées dans la médiasphère, ne fait plus référence mais insignifiance. »

Le rire au second degré
Comme dans les rêves des transhumanistes les plus radicaux, l’humanité serait ainsi en phase de décivilisation, composé d’hommes-machines programmés pour figurer le plus haut possible dans les classements de popularité. La névrose est à ce point avancée que même les winners ne sont pas épargnés : la simple idée de ne plus voir son nom apparaître dans les tops étant devenue totalement obsédante et cataclysmique, lorsqu’elle se réalise. « Ce désespoir a priori insurmontable touche toutes les classes sociales, y compris des personnalités qui ont réellement accompli des choses marquantes tout autant que des gamins de 13 ans totalement détruits, par exemple, par un post sur Facebook qui n’engendre aucun « like ». » Pour Carlo Strenger, contrairement à l’idée reçue, « ce n’est pas tant le phénomène néolibéral qui est en cause que la révolution technologique que nous n’avons pas vu venir et, de fait, pas su gérer. » Souvenons-nous que The Big Lebowski débarque en 1998 dans les salles tel un manifeste à contre-courant des années « Just Do It » (le ravageur slogan de Nike). Ironie des temps, le D.U.D.E. est aujourd’hui l’acronyme utilisé pour désigner le « dossier unique du demandeur d’emploi ».

Retour irréel au réel
Selon le psychanalyste, le phénomène n’est pas nouveau, il est apparu il y a 150 000 ans, lorsque l’homme a pris conscience de sa mortalité. Seulement le passage du XXe au XXIe siècle, qui ne s’est pas tout à fait déroulé comme prévu - le bug de l’an 2000 n’a pas eu lieu -, a légèrement complexifié l’algorithme. Strenger, encore, pour enfoncer le clou : « De 1989, la chute du mur de Berlin, aux attentats du 11 septembre 2001, nous avons vécu une pause illusoire et léthargique pendant laquelle nous avons cru avoir réussi à façonner un monde meilleur. Plus de guerre à base de prétextes théologiques, même le conflit israélo-palestinien semblait en voie de résolution avec les accords d’Oslo sous Clinton ! En sus, c’est à cette période que le grand public a découvert Internet et que les business angels de la planète y ont vu un nouvel eldorado capable de relancer l’économie planétaire… avant que la bulle spéculative nous éclate à la gueule dans les années 2000. Avant, surtout, que le monde assiste, médusé, et en direct-live à la destruction des deux tours du World Trade Center. Nous sommes donc passés d’un sentiment d’accalmie générale, d’achèvement serein d’un cycle, à un retour brutal et anxiogène qui nous a littéralement laminé. Cet événement impensable et indigeste nous a subitement démontré que nous n’en avions pas fini avec les guerres de religions, que la crise mondiale économique et financière était bel et bien ancrée dans le réel et qu’elle sera durable. L’angoisse totale, enfin : nous nous sommes rappelé que nous étions mortels ! ». Englués dans l’insignifiance, l’électrochoc du 11/09 nous a réveillé ahuris avec une incommensurable gueule de bois, et sans médocs adéquats  à disposition. « Just Do It », donc. Eh bien ils l’on fait ! S’en suivent, à partir de 2007 sous l’ère Sarkozy, les années « Do It Yourself ». La belle formule, issue de la culture punk, est dorénavant récupérée par la génération Makers, celle qui bidouille, parle couramment le langage des machines (le code), atomise les médias et l’industrie de l’entertainment traditionnels, ne jure que par le crowdfunding et les objets connectés. Les plus fascinantes et prometteuses forces vives du nouveau monde sont en train d’exploser tous nos repères. On peut espérer que les plus jeunes suivent sans que l’on sache à quels mutants on aura affaire, tandis que nos ancêtres encore vivants se réveillent chaque matin, sans ne plus savoir sur quelle planète ils se trouvent.

La méditation pour les Dudes
Nous voici donc comme piégés dans un schéma fou et absolument inédit qui fait que nos enfants, totalement connecté au nouveau monde qui nous dépasse, et nos parents ou grands-parents, sagement résolus à s’en soustraire, nous apprennent la vie ! Humiliés, nous avons perdu l’idée même du désir. Le climax émotionnel et intellectuel de nos journées se résume à de bêtes injonctions rassurantes et compulsives : relever ses mails, checker ses notifs et newsfeeds Facebook, mettre à jour ses applis smartphones, remplir, caler et vérifier 40 fois de suite son Google agenda… Nous ne savons plus comment habiter le silence : « Sans avoir ce temps pour être juste présent à soi, à ce que nous désirons vraiment faire, nous sommes peu à peu réduits à un être-en-masse. Les termes "divertissements de masse", "tourisme de masse", "mass-média" témoignent d’un mouvement de fond de nos sociétés qui ne laissent plus beaucoup de place à la personne humaine dans sa singularité. Or, pour décider ce que nous voulons, pour penser, pour aimer vraiment, il nous faut un espace de silence ». Selon Fabrice Midal, fondateur de l'Ecole Occidentale de méditation, philosophe et écrivain (La Méditation - collec. « Que sais-je ? » au PUF), « la méditation est une question de survie ». Les Français, secoués par le réel optent dorénavant de plus en plus pour la méditation, la sophrologie, le bouddhisme, voir carrément, pour les plus touchés par la violence du quotidien, une vie monacale. L’ascèse plutôt que les idées noires et le dudisme d’apparaître alors comme une parfaite alternative, contre les affèteries, le dérisoire, le superficiel et le nihilisme ambiant.

Hipsters, go slow or die !
L’impact de la figure du Dude dans le film des frères Coen se bonifie et s’accentue avec le temps. Car c’est maintenant, ouvrez les yeux, quinze ans après qu’on l’ait découvert pour la première fois que ce mode de survie épanouissant de « cowbow inexpérimenté» (définition originelle du terme « dude ») s’immisce en nous et agit, potentiellement, comme un vrai remède à tous nos maux, une sophrologie rock’n’roll et à la cool . C’était en 1998… en 2014, comme on l’a vu, les losers ne sont plus ceux que l’on croit. A Paris même, alors que la hype, les hipsters, les lecteurs des Inrocks ou de Konbini et les bobos sont devenus un fléau aliénant à fuir nous enfermant dans notre pathétique condition d’Homo Globalis, les codes, les modes et l’état d’esprit général sont en train de s’inverser Signe des temps : samedi 22 mars 2014, deux hommes armés ont dévalisé le magasin Colette, éminent refuge bobo, situé rue du Faubourg-Saint-Honoré, à Paris. Un événement malheureux, certes, mais qui a déclenché l’hilarité chez les twittos, comme si le concept-store soi-disant prescripteur de tendances l’avait bien mérité. Avant cela, la disparition de Nelson Mandela, un dude parmi les saints (ou l’inverse), a aussi ébranlé notre condition d’être égocentrique, nihiliste et arrogant. D’où l’hécatombe émotionnelle, intellectuelle et spirituelle qui, pour la majorité d’entre nous, paraît insurmontable.

 

La vertu de l’inaction
« En matière de mode de vie, on a tout essayé et tout raté », constate le romancier, journaliste et réalisateur Pacôme Thiellement, auteur du récent Pop Yoga (Sonatine). Les dandysmes nous laissent cyniques, les baba-cooleries nous rendent mous. Surtout, le dudisme n’exclut personne : c’est juste une manière agréable d’être dans l’instant, une façon poétique et tranquille d’envisager les choses. » L’écrivain Guy Tournaye admet quant à lui s’être complètement identifié au personnage du Dude à travers son caractère et son mode de vie : « asociabilité, refus de la vie salariée, détachement à l’égard des vicissitudes de l’existence, humour décalé…  ». Dans son roman Radiation (Gallimard), son narrateur un tantinet nihiliste tout de même, se définit comme un « réfractaire au service du travail obligatoire, qui vit du RSA et des Sicav »… Thierry Pelletier (a.k.a. Thierry Cochran), grande figure indé écorchée vive de la scène musicale « psychobilly » dans le Paris des années 1980, dorénavant éducateur dans le secteur des addictions et écrivain (Les Rois du Rock - Libertalia) n’essaye pas de « se transformer en merde flasque à l’approche des cinquantièmes gémissantes ». Mais c’est pour lui devenu vital de ralentir, de s’occuper de son bien être et de se concentrer sur l’essentiel. « Je n’ai pas le culte de la lose, mais je la connais. Aujourd’hui, je refuse de cavaler toujours plus vite vers le néant, je ne prends pas le métro aux heures de pointe, quitte à la être à la bourre. Et je cultive l’amitié au long cours… Je peux paraître lent pour le commun des mortels, mais je suis juste plus sage et rusé que lui ». Philippe Nassif, conseillé de la rédaction de Philosophie magazine, consultant pour les entreprises et auteur de La Lutte initiale : quitter l’empire du nihilisme (Denoël), observe qu’il « se passe un truc en ce qui concerne la génération des 30-40 ans. Depuis un an ou six mois, je vois de plus en plus de collègues et d’amis abdiquer, conscients  qu’il est dorénavant devenu impossible de faire "bang" dans la médiasphère réellement aveuglée par le cynisme, le nihilisme, le snobisme et la boboïtude ambiante ». Médiapart évoque une nouvelle tendance qui naît du ras le bol bobo généralisé : les « Boubours », autrement dit le « bourgeois bourrin », celui qui « réinvente les codes du cool et assume son rejet de l’attitude bobo : retour aux sources, ethno-centrisme, machisme, voire chauvinisme assumé, rejet de ce qui est trop recherché, sophistiqué, exigeant ». Carlo Strenger, lui, recommande le « dédain civilisé » : « une attitude qui respecte l’humanité chez chacun mais qui nous permet de mépriser les convictions qui nous paraissent inacceptables ». En fin politique, François Hollande aurait-t-il senti cette tendance lourde pour tenter de devenir le premier Dude de la nation ? Toujours est-il qu’il s’inscrit dans une tradition bien française où l’inaction se révèle être une sorte de vertu. Paul Lafargue n’a-t-il pas publié chez nous, en 1880, son célèbre ouvrage Le Droit à la paresse ?

François le bienheureux
Dans un autre registre, on se souvient que le personnage interprété par Philippe Noiret dans Alexandre le bienheureux (1968) agaçait copieusement le petit village qui l’hébergeait du fait de sa nonchalance inébranlable. Tandis que certains essayent en vain de le forcer à se retrousser les manches pour reprendre un travail, cette figure dudesque franchouillarde finit par faire de plus en plus d’émules. Face aux mutations indomptables du monde et de la société qui font que nos cerveaux n’arrivent plus à suivre, le dudisme, on l’a bien compris, préconise le « slow movement ». Détendez-vous, ralentissez, fuyez les problèmes, ça passe tout seul. Les alien(é)s font le job à votre place ! Le Dude n’a pas attendu les promesses des opérateurs Internet pour expérimenter la 4G (ou la 5G). Elle est ancrée en lui depuis belle lurette, gratuite, pure et tout à fait opérationnelle… Aucun avenir particulier entrevue dans le marc de café, juste son propre reflet tout à fait regardable et reluisant dans, pourquoi pas, un verre de white russian. Sanguin, dans le film d’Yves Robert : « Alexandre, lève-toi et marche ! ». Le Dude, en  2014 : « François, reste couché et fais de beaux rêves ! ».

 

* Cyril De Graeve est le fondateur du webzine (septembre 1997) et magazine papier (septembre 2001) Chronic’art. Aujourd’hui, il est journaliste, entre autres, pour GQ et Paris Match.

 

** Lire un extrait du « Dude Manifesto » : http://thth.free.fr/dude_manifesto/
A propos du « Dude Manifesto », lire aussi sur le site de GQ : http://www.gqmagazine.fr/pop-culture/livres/articles/le-nouveau-manifeste-dude-20-change-ta-vie-quitte-tout/13030