EN ETRE OU NE PAS EN ETRE...

Traversant vernissages, soirées hype et autres sauteries arty, Thierry Théolier fait de l'acte de présence l'essence même de son geste artistique. S'inventant un personnage en représentation, l'incontournable s'abonne aux rendez-vous d'art et souligne le mode sur lequel s'effectue la production de valeur dans le monde de l'art contemporain. Procédant par infiltration, l'artiste se pose comme un élément de connectique dans un milieu qui se pense en termes de réseaux. Artiste du lien par excellence, Thierry Théolier pousse la logique de l'esthétique relationnelle dans ses retranchements ultimes : organisateur de partouzes, il prend acte de la réticulation d'un milieu qu'il révèle à lui-même. De la posture à l'imposture Décidément, Thierry Théolier ne fait presque rien... Mais il est là, et c'est déjà beaucoup. Pour lui, en tout cas, qui fait de sa présence dans les lieux et aux événements qui font l'art d'aujourd'hui un geste artistique à part entière. Il y a dans la démarche de Thierry Théolier un souvenir du Marcel Duchamp des Rendez-vous d'art, auxquels il répond lui aussi définitivement "présent". Etre là au bon moment, assister à l'événement, cultiver le direct, laisser sa trace, non dans l'histoire, mais dans le présent, c'est à ces impératifs qu'obéit la démarche de Thierry Théolier.

Y être ou ne pas y être, c'est maintenant là la question.

Thierry Théolier réactualise le drame shakespearien à l'aune d'une problématique contemporaine, certes moins profonde, celle de la captation du présent. Les formes, chez Thierry Théolier, sont affaire posture et naissent de la conjonction de lieux, d'événements et de présences. Mais cette posture qu'il revendique ne va pas de soi, et les réseaux sont par définition hermétiques à ceux qui n'y sont pas officiellement introduits. Or, tout tissu conjonctif présentant des lacunes, l'imperméabilité apparente du réseau de l'art n'est pas sans faille ; aussi, le travail de positionnement de Thierry Théolier procède-t-il essentiellement de l'infiltration, de la pénétration des réseaux. Depuis 1999, armé de son tampon "approved by alibi-art ", il impose sauvagement sa marque sur tous les cartons d'invitation, flyers et autres supports d'information qui fleurissent dans les lieux de l'art. A la fois trace de passage et signe d'appropriation, son tampon est l'instrument d'une démarche qui relève d'un processus de labellisation. En désignant par sa marque les oeuvres ou les événements qu'il approuve, l'artiste inverse le mode de production symbolique (et par conséquent économique) de la valeur esthétique dans le milieu de l'art. En s'arrogeant les prérogatives traditionnellement dévolues à d'autres acteurs de ce milieu (critiques, galeries et institutions), il court-circuite les instances de labellisation établies et renverse la topographie du champ de l'art, l'ancienne particule en gravitation périphérique s'imposant illégitimement comme le nouveau noyau des centres d'intérêt et de décision. L'objet de l'analyse devient sujet analysant. En assumant les tâches qui, à priori, ne sont pas les siennes, Thierry Théolier transforme l'autoportrait idéal que le milieu de l'art se compose à travers les choix qu'il cautionne en un miroir qui le renvoie face à lui-même et à sa qualité de grande machine célibataire fonctionnant sur le mode de l'auto-représentation permanente. Afin de donner un lieu à sa production artistique, Thierry Théolier s'invente un personnage, TH. TH. Tel un Dorian Gray rejetant dans son portrait le banal et le transitif, il se crée un double, une fiction de personnage, " une oeuvre d'art unique " répondant à un processus d'élaboration permanente. Thierry Théolier n'est donc pas un artiste sans oeuvre, c'est un " artiste-oeuvre ". D'aucuns voudront voir dans cette mise à distance de son individu pour laisser la place à un travail de " sculpture " de son personnage en représentation le prototype même du dandy. Mais le dandy TH. TH. n'étudie pas la pose ; il concentre son action sur une problématique de posture et veut fonctionner comme un révélateur dans le jeu de l'art contemporain. En déclarant cette posture, Thierry Théolier, qui, décidément, ne fait presque rien, usurpe un rôle qui ne lui est pas destiné et revendique l'imposture comme mode d'être à l'art.

Du racoleur au recolleur : la Tooz

Marcel Duchamp, disposant ses ready-made au sein du musée, postulait une possibilité d'art liée, non plus au travail manuel de l'artiste, mais à son simple acte de décision, combiné à un lieu (le musée) et à des présences (les gens de l'art). Déchu du devant de son chevalet, l'artiste se retrouvant à la croisée de jeux d'affluences et d'influences, hérite de sa posture nouvelle un pouvoir quasi magique de transmuter le banal en art. Thierry Théolier, de son côté, évacuant la problématique de l'objet, fait de l'ensemble du milieu de l'art son unique ready-made et se pose comme l'élément catalyseur du processus alchimique qui métamorphose la trivialité de départ de ce milieu dans ce qu'il considère en faire sa spécificité, la " hype " (comprendre le branché), manipulant avec brio son ingrédient de base, le " buzz " (la rumeur). C'est que Thierry Théolier est un expert en matière de mondanités : jeune homme très sympathique, ayant un contact facile et beaucoup de relations... autant de dons et d'outils pour mener à bien le travail de création auquel il s'attelle. Quelque part, Thierry Théolier fait la pute pour TH. TH. Un peu comme Alberto Sorbelli qui tapine dans les vernissages. Exit jarretelles et autres décolletés, ce que vend Thierry Théolier, c'est son âme. Là où un Dorian Gray pactise avec le Diable pour s'abstraire dans l'éternité, lui se compromet avec le milieu de l'art pour obtenir la reconnaissance et avec les médias pour connaître la célébrité. En leur donnant TH. TH. en pâture, Thierry Théolier recherche ce fameux " quart-d'heure de célébrité " dont parlait Andy Warhol ; c'est que les médias sont là pour faire vivre son personnage qui n'existe que dans la représentation. A la croisée des chemins et des gens qui font l'art d'aujourd'hui, l'artiste, qui se présente comme un entremetteur, s'avère être un élément de connectique au sein d'un milieu qui se pense en termes de réseau ; c'est un activeur. En prenant acte de la réticulation extrême du milieu de l'art, Thierry Théolier organise des Tooz et renvoie ce milieu au miroir de son fonctionnement. Si, inévitablement, la chose en choquera plus d'un, il ne faut pas voir dans l'organisation de telles " sauteries " et encore moins dans la publicité qui en est faite, une volonté de provoquer un milieu de l'art qui s'ennuie ou de remettre au goût du jour une libération sexuelle déjà expérimentée par nos parents de la génération post-soixante-huitarde. Il semble au contraire que le phénomène orgiaque cristallise ici le moment relationnel ultime d'individus en perte d'eux-mêmes cherchant dans le tas des instants fusionnels absolus, comme autant de " particules élémentaires " à la recherche d'un noyau provisoire, comme autant d'artistes, de critiques, de galeristes et autres institutionnels à la recherche d'une place, aussi éphémère soit-elle, dans le réseau mouvant de l'art. Dans la fusion extatique de l'orgie résonne l'alchimie des Rendez-vous d'art. Là où Duchamp, par goût iconoclaste, provoque un séisme dans un milieu de l'art bien établi, Thierry Théolier semble au contraire adopter une démarche consensuelle, au sens étymologique qui renvoie à l'idée de "sentir ensemble" , une démarche de réunion autour de l'art, ou plutôt de réunion tout court. L'art a disparu, reste l'agrégat. Le racoleur se met au service d'un recolleur d'entités préalablement disjointes pour franchir ici l'ultime étape de l'esthétique relationnelle.

Obscènes alibis

En insistant sur la problématique du présent et de la présence, Thierry Théolier nous demande finalement si l'art ne serait rien d'autre qu'un prétexte pour être ensemble, rien d'autre qu'un alibi. Mais le prétexte est-il valable ? Se pourrait-il que milieu de l'art ne parvienne pas à recréer cette magie, que l'alchimie n'ait pas lieu là, mais ailleurs ? Le 19 septembre 1999, pendant la Fiac, cet incontournable rendez-vous des gens de l'art, Thierry Théolier organise FIAC OFF !, un rendez-vous de 4000 artistes au Bois de Meudon. Pied de nez à la Fiac, auquel n'assistèrent qu'un trentaine de pingouins détrempés par la pluie, FIAC OFF ! fournit un alibi pour se retrouver à ceux que la Fiac laisse froids, ou qui ont simplement fini d'y faire leurs affaires. Le bois fonctionne ici comme un ailleurs , un lieu chargé d'un potentiel dionysiaque, en rupture d'avec les exigences prométhéennes auxquelles répond le marché dans son écrin, la foire. La Tooz ne fonctionne-t-elle pas elle aussi comme un ailleurs pour un milieu de l'art qui ne s'y reconnaît pas forcément, loin s'en faut ? C'est que, il se dégage de l'orgie une dimension obscène pour celui auquel elle s'offre en spectacle et qui n'y participe pas. Blank obscenity, c'est le sous-titre que Thierry Théolier donne à ses Tooz. Une obscénité transparente, donc, une obscénité qui probablement renvoie le milieu de l'art à lui-même. Pourquoi le documentaire sur les marchands d'art Marianne et Pierre Nahon a-t-il fait scandale ? Peut-être parce que l'exhibition des ressorts intimes qui actionnent le jeu subtil de l'art, une réalité habituellement occultée et dévoilée ici dans sa crudité, paraît obscène pour qui la contemple de l'extérieur. Y'aurait-t-il de l'obscène dans le réseau pour celui qui n'en est pas ? En être ou ne pas en être, c'est la question...

Cédric Aurelle (juin 1999)